Les enjeux de la faute inexcusable

La reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur représente des enjeux financiers importants pour le salarié victime de l’accident du travail ou de la maladie professionnelles et pour l’employeur, à des niveaux différents.

Un rappel s’impose.

1/ Rappel des notions de base

1.1 La faute inexcusable

Faute de disposition législative sur ce point, la faute inexcusable a été définie par la jurisprudence et réside essentiellement dans un manquement par l’employeur à son obligation de sécurité à l’égard de ses salariés.

Ce manquement ne pourra être imputé à l’employeur que s’il est démontré qu’il a eu – ou aurait dû avoir – conscience du danger auquel il exposait le salarié concerné, et qu’en dépit de ce fait, il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver (notamment : Cass. soc., 28 février 2002, n° 00-13.172, Cass. soc., 28 février 2002, n° 99-18.389).

1.2 Le cas de la faute inexcusable de droit

La charge de la preuve de la faute inexcusable repose en principe sur le salarié, même si dans la pratique, cela n’est pas toujours aussi simple.

Il existe néanmoins deux hypothèses où la faute inexcusable est présumée établie :

  • pour les salariés sous contrat à durée déterminée, les salariés mis à la disposition d’une entreprise utilisatrice par une entreprise de travail temporaire et les stagiaires en entreprise victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle alors qu’affectés à des postes de travail présentant des risques particuliers pour leur santé ou leur sécurité ils n’auraient pas bénéficié de la formation à la sécurité renforcée prévue par l’article L. 4154-2 (art. L 4154-3 Code du travail),
  • pour les salariés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle et qui ont signalé, eux-mêmes ou par le biais d’un représentant du personnel, à leur employeur  le risque, qui s’est finalement réalisé (art. L 4131-4 Code du travail).

Il s’agit cependant d’une présomption simple, qui pourra être renversée par l’employeur si ce dernier apporte la preuve contraire au juge.

1.3 Etapes de la procédure

La procédure contentieuse de reconnaissance de la faute inexcusable se déroule en plusieurs temps :

  • Tentative de conciliation auprès de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), à l’initiative du salarié,
  • Saisine du Pôle social du Tribunal judiciaire compétent pour que soit rendu un premier jugement sur la reconnaissance ou non de la faute inexcusable de l’employeur,
  • Un jugement intermédiaire avant-dire droit peut éventuellement intervenir en cas de contestation par l’employeur du caractère professionnel de l’affection dont souffre la victime, avec saisine d’un second Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP), le cas échéant,
  • Si la faute inexcusable est reconnue à l’égard de l’employeur, le dossier est généralement transmis à un expert judiciaire désigné aux fins d’établissement d’un rapport d’expertise avec évaluation des préjudices,
  • Après la tenue de l’expertise et la communication de son rapport par l’expert, le dossier revient devant le Tribunal judiciaire afin que soit débattue l’évaluation chiffrée des préjudices par les parties, ce qui donnera lieu à un nouveau jugement sur ce point.

Il convient de préciser que la CPAM est nécessairement partie à l’affaire puisque c’est elle qui effectue le versement des diverses indemnités à la victime, avant de se faire rembourser par l’employeur dans le cadre d’une action récursoire.

1.4 La faute inexcusable et la faute intentionnelle de la victime

N’en déplaise aux employeurs, la faute inexcusable et la faute intentionnelle du salarié dans la survenue de l’accident ou de la maladie sont très rarement reconnues.

La faute inexcusable du salarié correspond à une faute volontaire de la part de ce dernier, d’une exceptionnelle gravité, exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience (Cass. 2e civ., 27 janvier 2004, n° 02-30.693).

Sa reconnaissance n’emporte, par ailleurs, pas de conséquences pour l’employeur qui reste tenu d’assurer les condamnations en lien avec la reconnaissance de sa propre faute inexcusable.

La faute inexcusable de la victime dans la survenue de l’accident ou de la maladie permet uniquement à la CPAM de diminuer la rente d’incapacité de la victime, si elle le souhaite (art. L 453-1 Code de la sécurité sociale).

Le salarié victime continue dans ce cas de percevoir les prestations en nature et en espèces de la CPAM, résultant de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, ce qui n’est en revanche pas le cas s’agissant de la faute intentionnelle du salarié.

La faute intentionnelle correspond, quant à elle :

  • Soit à un acte volontaire contre soi-même en vue de bénéficier de prestations indues (Cass. soc., 24 avril 1969, n° 68-10.844),
  • Soit à un acte de malveillance d’un salarié au cours duquel il se blesse (Cass. soc., 5 janvier 1995, n° 93-14.793).

Dans cette hypothèse, les conséquences sont autrement plus importantes pour le salarié et pour l’employeur :

  • Le salarié ne peut plus prétendre qu’au bénéfice des prestations en nature de la CPAM et perd son droit à percevoir une rente et à bénéficier des prestations et autres indemnités liés à l’incapacité temporaire
  • L’employeur se voit libéré de tout paiement.

2/ Les enjeux financiers pour le salarié

2.1 la majoration de la rente

Le premier enjeu financier pour le salarié est celui de la majoration de la rente ou du capital qui lui a été alloué par la CPAM, cette majoration étant calculée en fonction de la réduction de capacité dont elle est atteinte, autrement dit du taux d’incapacité permanente (IPP).

La majoration de la rente indemnise les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, subsistant à la date de la consolidation par la CPAM, et est remplacée par une indemnité en capital si le taux d’incapacité permanente est inférieur à 10%.

En cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, la majoration est automatiquement fixée au maximum (Cass. soc., 6 février 2003, n° 01-20.004).

Des limites sont néanmoins prévues par la loi (art. L 452-2 Code de la sécurité sociale) :

  • Pour le cas d’une rente allouée à la victime : le montant de la majoration ne peut pas conduire à ce que la rente majorée dépasse soit la fraction du salaire annuel correspondant à la réduction de capacité, soit le montant de ce salaire dans le cas d’incapacité totale,
  • Pour le cas d’un capital attribué à la victime : le montant de la majoration ne peut pas dépasser le montant de l’indemnité en capital.

Le sujet de la majoration nécessite de rappeler la méthode de calcul de la rente elle-même.

La rente est égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité, ce taux étant préalablement :

  • réduit de moitié pour la partie de ce taux qui ne dépasse pas 50 %,
  • augmenté de la moitié pour la partie qui excède 50 % (art. R 434-2 Code de la sécurité sociale).

Exemples : 1/ La victime d’une maladie professionnelle s’est vu attribuer un taux d’incapacité permanente par la CPAM de 40%.

Le taux de la rente initiale est de 20%. Avec la majoration, il sera porté à 40%.

2/ Pour une victime d’accident du travail ayant un taux d’incapacité permanente de 60%, le taux de la rente initiale est de 40% ((50/2) + (10×1,5)). Avec la majoration, ce taux sera porté à 80% (40% + 100% de 40).

Depuis 2020, le salaire annuel pris en compte pour le calcul de la majoration est celui effectivement perçu par la victime (Cass. 2e civ., 13 février 2020, n° 19-11.86) et non plus seulement le salaire utilisé pour le calcul de la rente ordinaire (soumis à certains plafonds – voir art. R 434-28 Code de la sécurité sociale), ce qui est favorable aux salariés percevant des salaires importants.

La majoration bénéficie bien évidemment de la même revalorisation que celle prévue pour les rentes initiales (art. L 434-17 Code de la sécurité sociale) et suit l’évolution du taux d’incapacité de la victime (à la hausse ou à la baisse).

2.2 L’indemnisation des préjudices complémentaires

L’autre enjeu pour le salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle à voir reconnaitre la faute inexcusable de l’employeur est d’obtenir la condamnation de celui-ci à lui payer des sommes au titre de la réparation d’un certain nombre de préjudices complémentaires, non déjà couverts par la majoration de la rente.

La loi (art. L 452-3 Code de la sécurité sociale) et la jurisprudence fixent ces postes de préjudices :

  • préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées,
  • préjudices esthétique temporaire et permanent,
  • préjudice d’agrément,
  • préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle,
  • déficit fonctionnel temporaire,
  • déficit fonctionnel permanent (souffrances endurées),
  • préjudice sexuel,
  • dépenses d’aménagement d’un logement et de véhicule,
  • recours à une tierce personne,
  • préjudice d’établissement,
  • préjudice permanent exceptionnel,
  • préjudice résultant du refus d’assurance pour le prêt immobilier,
  • etc.

Le principe est celui d’un droit à réparation de l’ensemble des préjudices subis (Cass. 2e civ., 4 avril 2012, n° 11-15.393).

L’évaluation de chacun de ces préjudices est généralement réalisée dans un premier temps par l’expert judiciaire désigné par le Tribunal judiciaire suite à la reconnaissance de la faute inexcusable.

L’expert judiciaire ne chiffre pas lui-même le montant des indemnités – ce qu’il appartient aux parties de faire – mais évalue certains postes de préjudices sur une échelle de 1 à 7 (notamment les souffrance physiques et morale endurées avant la consolidation, ou encore les préjudices esthétiques temporaire et permanent) et apporte des appréciations sur les autres postes de préjudice.

Ces éléments permettent ensuite aux parties de chiffrer leurs demandes devant le juge, sur la base de différents barèmes d’indemnisation des préjudices corporels pouvant servir de support ainsi que de diverses jurisprudences.

Le rapport d’expertise ne lie pas le juge, tout comme les barèmes d’indemnisation, mais il est évident que ce support constitue un élément essentiel pour le chiffrage des préjudices.

Il convient enfin de préciser que dans les cas où le taux d’IPP atteint 100%, la victime a droit, en plus de l’indemnisation des préjudices susvisés, à une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de la consolidation (art. L. 452-3 Code de la sécurité sociale).

3/ Les enjeux financiers pour l’employeur

3.1 Le capital représentatif de la rente majorée

Le premier enjeu de la faute inexcusable pour l’employeur est celui du coût de la majoration de la rente versée à la victime par la CPAM.

Cet enjeu est généralement sous-estimé par les entreprises, qui n’ont pas forcément conscience du coût – parfois astronomique – qu’il peut représenter.

Le principe est le suivant : la rente majorée est versée par la CPAM à la victime – de même que les indemnités complémentaires – et la CPAM récupère cette somme auprès de l’employeur reconnu coupable de la faute inexcusable ayant causé l’accident du travail ou la maladie professionnelle (art. L 452-2 Code de la sécurité sociale).

La majoration de la rente est récupérée, depuis 2013, par la voie d’un capital représentatif (et non plus d’une cotisation complémentaire).

Ce capital est calculé de manière complexe et tient compte – de manière simplifiée – des éléments suivants :

  • le taux d’incapacité permanente,
  • le salaire annuel de référence réellement perçu par la victime,
  • la revalorisation de la rente initiale,
  • les arrérages de la majoration de la rente, compris entre la date de consolidation et la date du jugement (le calcul de la majoration étant lui-même opéré à compter du jugement),
  • le barème utilisé pour l’évaluation des dépenses à rembourser aux caisses d’assurance en cas d’accident imputable aux tiers (fixé par l’arrêté du 21 mars 2023 modifiant l’arrêté du 27 décembre 2011 relatif à l’application des articles R 376-1 et R 454-1 du Code de la sécurité sociale) qui prévoit un coefficient en fonction de l’âge de la victime à la date du jugement.

Exemples :

Pour une victime avec :

  • un taux d’IPP de base de 30%,
  • un salaire réel de référence de 34.500 € environ,
  • une date de consolidation à 2017,
  • une date de jugement reconnaissant la faute inexcusable à 2024,
  • un âge retenu à 50 ans,

Le capital représentatif de la majoration de la rente, arrérages compris, dépasse les 200.000 €.

Pour une victime avec :

  • un taux d’IPP de base de 25%
  • un salaire réel de référence de 123.500 €,
  • une date de consolidation à 2019
  • une date de jugement à 2023
  • un âge retenu à 46 ans,

Le capital représentatif de la majoration de la rente, arrérages compris, dépasse les 850.000 €.

Le capital représentatif de la majoration de la rente est en principe recouvré en même temps que les sommes versées au titre des autres postes de préjudice.

Il est cependant possible, selon les caisses, que la CPAM en réclame le paiement dès la notification du jugement portant reconnaissance de la faute inexcusable, lequel fixe également la majoration de la rente à son maximum.

3.2 L’évaluation des préjudices complémentaires

La CPAM récupère l’avance des indemnités versées à la victime au titre des préjudices complémentaires auprès de l’employeur par le biais d’une action récursoire.

L’employeur aura tout intérêt à présenter ses observations lors de l’expertise, avant la remise du rapport définitif par l’expert judiciaire, afin que ce dernier revoie si possible sa position sur un ou plusieurs postes de préjudices.

Selon l’accident du travail ou la maladie professionnelles concernée, il aura même intérêt à se faire représenter lors de l’examen physique de la victime ou lors de l’examen sur pièces par son propre médecin.

Il sera utilement rappelé que s’il est impossible pour l’employeur et le salarié victime de transiger sur le principe de la faute inexcusable (art. L 482-4 Code de la sécurité sociale) pour des raisons d’ordre public, ils peuvent en revanche conclure une transaction portant sur le montant de l’indemnisation des préjudices.

Autrement dit, une transaction prévoyant que le salarié renonce à toute action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est nulle de plein droit.

Il faut d’abord que la faute inexcusable de l’employeur ait été reconnue pour que les parties puissent éventuellement transiger sur le montant des préjudices découlant de la faute inexcusable.

3.3 Action des ayants-droits

Le contentieux de la faute inexcusable ne s’arrête pas au décès de la victime.

En effet, l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur rentre dans le cadre des actions qui peuvent être reprises ou engagées par les ayants-droits de la victime en cas de décès au titre de l’action successorale.

L’employeur peut également être amené à réparer le préjudice personnel des ayants-droits résultant de leur préjudice moral, pour chacun d’entre eux (art. L 452-3 Code de la sécurité sociale) : généralement il s’agit du concubin et des enfants, voire des petits-enfants (Cass. 2e civ., 22 juin 2004, n° 03-30.223).

De plus, certains des ayants-droits de la victime décédée perçoivent une rente spécifique. En cas de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, ce dernier sera également redevable au final du paiement de la majoration de cette rente, dans les mêmes conditions que la majoration de la rente accordée à la victime.

Il est enfin à préciser que le montant de cette majoration est fixé de telle sorte que le total des rentes et des majorations servies à l’ensemble des ayants droit ne dépasse pas le montant du salaire annuel de référence de la victime (art. L. 452-2 Code de la sécurité sociale).

3.4 L’assurance employeur

Il ressort de ce qui précède que l’employeur supporte le coût de l’indemnisation de l’intégralité des préjudices subis par la victime de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, survenu(e) par le fait de sa faute inexcusable.

L’objectif principal est bien évidemment la recherche d’une prise de conscience des employeurs et l’amélioration de la prévention des risques professionnels.

Néanmoins, l’employeur peut s’assurer contre les conséquences financières de la faute inexcusable dont il est à l’origine (art. L 452-4 Code de la sécurité sociale).

Dans cette hypothèse, le coût final des condamnations de l’employeur sera alors réglé par l’assurance, sous réserve de la franchise prévue au contrat.

Par ailleurs, l’assureur de l’employeur pourra être directement mis en cause dans le cadre de la procédure, pour faire valoir sa position et se voir déclarer le jugement opposable, étant précisé qu’une clause de direction du procès peut aussi figurer au contrat d’assurance.

Cette clause permet à l’assureur de gérer la procédure dans son ensemble, parfois même jusque dans le choix de l’avocat défenseur de l’employeur.

Compte tenu des évolutions jurisprudentielles en la matière, les employeurs disposant de longue date d’un contrat d’assurance couvrant la faute inexcusable ont tout intérêt à vérifier l’étendue des préjudices pris en charge par leur assureur, et renégocier le contrat si nécessaire.

Ce type d’assurance bénéficie à tous car il garantit le risque d’insolvabilité de l’employeur.

Pour le salarié victime, la chose est assez neutre puisque la CPAM fait l’avance des sommes.

Pour la CPAM en revanche, elle court le risque de ne pas pouvoir récupérer cette avance auprès de l’employeur en cas d’insolvabilité, ce qui se répercute, à terme, sur l’ensemble des comptes de la branche compte tenu de la mutualisation des risques.

A noter enfin qu’en présence d’une assurance contre la faute inexcusable, une cotisation supplémentaire (art. L 242-4 Code de la sécurité sociale) peut être imposée à l’employeur par la CARSAT, le produit de cette cotisation étant affecté au fonds national de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles.

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